Michel Rosell rassemble un tas de papiers et les divise en deux charges. À gauche, des factures : une seule page. À droite, une véritable gerbe de lettres d’amis et d’amants. « Si la pile de caractères augmente plus vite que la pile de factures, vous êtes sur la bonne voie », dit Rosell. « Si c’est l’inverse, vous êtes sur la mauvaise voie. Ce n’est pas trop difficile, la révolution que je propose. »
Nous sommes sur une table en bois, sous un toit fait de rubans de bois tressés, dans la maison de Rosell, dans les Cévennes, une chaîne de montagnes du sud de la France. Rosell a l’air de quelqu’un qui lutte contre une révolution depuis cinquante pour cent d’un siècle : cheveux blancs indomptés, torse et pieds nus, bas de survêtement noir crasseux. Un Robinson Crusoé battu par les intempéries, toujours vigoureux et enthousiaste pour affronter des cannibales – ou des capitalistes – à 73 ans.
Il réside ici, loin de toute route ou autre habitation, depuis les années 70, peu de temps après être sorti, essoufflé et ensanglanté, de vos révoltes étudiantes de 1968 à Paris. Beaucoup de ses camarades rebelles l’ont incité à revenir à un mode de vie moins compliqué, mais peu l’ont fait. Il a découvert un terrain isolé dans la région la moins densément habitée de France et y a construit une maison bioclimatique, c’est-à-dire une maison à faibles besoins énergétiques et à faible empreinte écologique.
Il a accumulé l’eau de pluie, fait du compostage, réutilisé son eau potable usée et chauffé sa maison au bois de chauffage et avec des panneaux solaires. Pas pour lui le travail salarié, week end stage de survie Vosges qu’il décrit comme « cinq temps de prostitution accompagnés de deux temps de réanimation ». Il a préféré considérer ce qu’il exigeait – et pas plus – de la nature. Au moment de ma visite, il me montre une piscine superficielle remplie d’eau vert électrique, dans laquelle il développe l’algue spiruline, riche en protéines : délicieuse, dit-il, avec de l’huile d’olive et de l’ail. Elle complète un régime alimentaire riche en plantes sauvages : 70 variétés en tout, qu’il cueille dans votre forêt.
Rosell vit actuellement en autarcie. Il ne croit pas au mariage et n’a pas connu d’enfants, dit-il, mais les gens sont passés par là. Certains sont venus par intérêt, et sont repartis ; d’autres se sont installés. Il a enseigné à ceux qui étaient intéressés comment vivre de façon aussi autonome que possible. Des jeunes assez audacieux pour s’aventurer à son Université d’écologie collective usagée ont construit des surfaces murales à partir de tournesols écrasés et de bouse de vache, des moteurs qui allaient sur des algues, et des matelas de roseaux qui transformaient les eaux usées en eau à boire. C’était résolument expérimental, et ça ne marchait pas toujours. Mais sa stratégie, méprisée comme inhabituelle par ses contemporains, est apparue de plus en plus pratique aux générations effrayées que l’humanité ait ruiné la planète au-delà de toute réparation, puis urgente au nombre croissant de ses compatriotes qui sentent que leur société est proche de la chute.
La conviction que nous nous dirigeons vers une sorte de crise dévastatrice n’est évidemment pas uniquement française. D’importants chercheurs du monde entier en parlent. Les riches Américains ont acheté des places dans des bunkers à l’épreuve de l’Armageddon bien avant Covid-19, et des mouvements militants de protestation écologique et interpersonnelle ont déjà vu le jour presque partout. Au sein des pays européens, néanmoins, une étude de marché publiée en novembre dernier par le groupe de réflexion français de gauche, la Base Jean Jaurès, a révélé que seule l’Italie battait la France en matière de pessimisme sur l’avenir. Soixante-dix pour cent des Italiens et 65 % des Français sont d’accord avec la déclaration selon laquelle « la civilisation telle que nous la connaissons peut s’effondrer dans les nombreuses années à venir » ; 56 % des Britanniques ont évoqué cette vision apocalyptique – légèrement devant les citoyens américains, à 52 % – tandis que les Allemands arrivent en dernière position avec un optimisme de 39 %. En 2015, deux Français, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, qui se décrivent comme des experts indépendants, ont coécrit un essai intitulé Comment tout peut s’effondrer, où ils ont lancé le terme « collapsologie ». Dans une longue interview que Servigne a accordée à Philosophie magazine cette saison, il explique qu’au départ, leur néologisme n’était qu’une plaisanterie. Mais le concept a dû toucher une corde sensible, tout simplement parce qu’en l’espace de quelques années, ils se sont retrouvés à l’origine d’un mouvement, et cet été, le terme collapsologie est entré dans le dictionnaire français le plus populaire, Le Petit Robert. « Nous avons fait un monstre », a déclaré Servigne à Philosophie.